Usufruitier et nu-propriétaire: qui peut faire quoi ?

Le système juridique de l’usufruit a beau exister depuis des siècles, il n’en continue pas moins à poser question. Qu’est-ce que c’est exactement ? Qui peut/doit faire quoi ? Et si le nu-propriétaire s’impatiente et veut sa part en argent ?

L’usufruit est un principe si ancien qu’on le retrouve déjà dans le droit romain. 21 siècles plus tard, il existe toujours, sans être bien compris pour autant. Pire, cette séparation  » artificielle  » de la valeur d’un bien (le capital pour le nu-propriétaire et les  » fruits  » pour l’usufruitier) peut être source de déceptions et/ou de conflits familiaux. Après le décès d’un des parents, se crée dans un bon nombre de familles une situation où les enfants deviennent les nus-propriétaires et le parent survivant, l’usufruitier. Une situation qui peut durer des années...

Qui peut/doit faire quoi ? Et comment faut-il gérer un compte financier ? Un capital d’épargne ? Une voiture ? Des actions ? Une cave à vins ?

LE PRINCIPE : COMMENT FONCTIONNE L’USUFRUIT ?

L’article 578 de notre Code civil donne cette définition officielle de la notion d’usufruit :  » L’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance « .

Usage, jouissance, revenus et gestion

L’usufruitier peut récolter les fruits des biens, comme les intérêts, les dividendes, etc. Il a aussi un droit de gestion sur les biens grevés d’un usufruit. L’usufruitier d’une maison, par exemple, peut la louer et encaisser les loyers, mais pour une durée maximale de 9 ans. Le nu-propriétaire reste propriétaire du bien mais est privé de ses principaux droits, à savoir la jouissance et l’usage. Il peut toutefois vendre, donner ou hypothéquer, mais uniquement sa nue-propriété. L’acheteur – le nouveau nu-propriétaire – doit respecter l’usufruit jusqu’à ce qu’il s’éteigne. La pleine propriété ne peut être vendue ou donnée qu’avec l’accord de l’usufruitier qui, lui, doit vendre ou donner son usufruit.

Devoir de maintien en l’état

L’usufruit est par définition un droit temporaire. Si une durée a été expressément convenue, l’usufruit s’éteint à la fin de cette durée. S’il s’agit d’un usufruit à vie – ce qui est le cas d’un usufruit successoral – il s’éteint automatiquement au décès de l’usufruitier. Et lorsque l’usufruit s’éteint, il s’ajoute à la nue-propriété et le nu-propriétaire devient alors plein propriétaire. Les biens doivent être rendus à la fin de l’usufruit. Sachant que l’usufruit peut porter tant sur des biens mobiliers que sur des biens immobiliers, comment faut-il comprendre ce devoir de maintien en l’état ?

Si l’usufruit porte sur des biens qui s’usent du fait de leur utilisation (par exemple, du linge de maison ou de l’équipement ménager), l’usufruitier peut les rendre dans l’état où ils se trouvent à la fin de l’usufruit et donc éventuellement usés. C’est précisément parce que l’usufruitier doit maintenir les biens en l’état que le nu-propriétaire dispose de deux instruments destinés à le rassurer quelque peu. Ainsi, l’usufruitier ne peut avoir la jouissance des biens qu’après établissement d’un inventaire. Il doit également donner caution de jouir des biens en bon père de famille. Les parties peuvent toutefois s’écarter de ces dispositions légales, ce qui est souvent le cas dans la pratique.

Biens de consommation. Vous pouvez aussi hériter l’usufruit d’une cave à vins, par exemple. Dans ce cas, vous pouvez difficilement exercer votre droit de jouissance sans vider les bouteilles. Impossible donc de maintenir les biens en l’état. La loi résout ce problème en obligeant l’usufruitier à rendre, à la fin de l’usufruit, des biens de même qualité et en même quantité. Pas question donc pour l’usufruitier qui profite de bons St-Emilion de rendre des petits  » vins du pays « . C’est ce que l’on appelle le quasi-usufruit.

Entretien et charges

Pour la loi, l’usufruitier n’est tenu qu’aux  » réparations d’entretien « . Le nu-propriétaire a la charge des  » grosses réparations « . Selon l’arrêt du 22 janvier 1970 de la Cour de cassation, il convient d’entendre par  » grosses réparations « , les gros travaux de remise à neuf et de rénovation visant à garantir la stabilité générale et le maintien en l’état du bâtiment dans son ensemble, qui constituent une exception au principe même de propriété et dont les coûts sont normalement prélevés sur le capital. L’usufruitier doit également supporter les charges périodiques, comme le précompte immobilier, les factures d’eau, d’électricité, etc.

LA THEORIE: QUAND UN DES PARENTS DECEDE

Nous nous penchons ici sur la situation où un des parents décède, laissant derrière lui/elle un conjoint et des enfants. S’il n’y a ni contrat de mariage ni testament, ce sont les règles de dévolution légales qui s’appliquent : le conjoint survivant hérite l’usufruit de la succession et les enfants, la nue-propriété. Il n’est pas important ici que les enfants du défunt soient issus ou non du mariage avec le conjoint survivant.

S’il y a une bonne entente entre les parents et les enfants, il est rare que ceux-ci exigent leur part au décès d’un des parents. Il est vrai que le parent qui reste ne reçoit  » que  » l’usufruit de l’héritage, mais en réalité, tout continue comme avant. On vit et on agit comme si aucune succession ne s’était ouverte et les enfants laissent le veuf ou la veuve en paix. Ils acceptent que celui-ci/celle-ci se comporte comme s’il/elle était plein propriétaire de tous les biens, même s’il n’en est pas ainsi juridiquement. Les enfants laissent aller tranquillement les choses et ne se verront réellement comme héritiers qu’au décès du second parent. A ce moment-là, l’usufruit s’éteint automatiquement et les enfants deviennent pleins propriétaires de tous les biens, y compris ce qui reste de la succession du parent premier décédé. Jusqu’ici, tout va bien supprimer.

Pas toujours évident

La relation usufruitier/nus-propriétaires peut hélas être nettement moins harmonieuse dans certaines familles et des conflits surgissent entre le parent usufruitier et un ou plusieurs des enfants.

Supposons qu’un des enfants estime que recevoir une part d’héritage exprimée sous forme de nue-propriété n’a pas vraiment d’intérêt. Il est vrai que la nue-propriété n’apporte pas grand-chose en elle-même. On ne peut en effet pas utiliser les biens grevés d’un usufruit. On ne peut pas les convertir en argent. On ne peut pas en profiter ni profiter de leurs  » fruits  » (comprenez : des revenus qu’ils produisent) puisque ceux-ci reviennent à l’usufruitier. En pareil cas, l’usufruit du conjoint survivant est ressenti comme un obstacle qu’il vaut mieux éliminer aussi vite que possible. Pour peu que le parent survivant, soucieux de sa condition et de sa santé, ait encore de belles années devant lui, certains enfants risquent d’avoir l’impression de jouer En attendant Godot...

Pour répondre en partie à cette problématique, le législateur a développé une série de mécanismes de protection qui confortent la position des parties concernées. Le nu-propriétaire peut, par exemple, exiger que soit dressé un inventaire de tous les biens mobiliers grevés d’un usufruit et un état des lieux des biens immobiliers. Il peut aussi demander que les sommes d’argent soient investies et que les éventuels titres au porteur (s’il en existe encore) du conjoint survivant soient placés sur un compte-titres ou qu’ils soient bloqués sur un compte commun ouvert au nom du nu-propriétaire comme de l’usufruitier.

Convertir l’usufruit

Il est possible de mettre définitivement fin à la division entre usufruit et nue-propriété de certains biens qui font partie de la succession. Outre les frustrations qu’elle peut engendrer sur le plan humain, la répartition entre usufruit et nue-propriété n’est de toute façon pas la plus indiquée pour une gestion efficace du patrimoine.

Le principe juridique de la  » conversion  » de l’usufruit offre plusieurs possibilités. Concrètement, cela veut dire que l’usufruit du conjoint survivant peut être converti en pleine propriété de certains biens de l’héritage ou en une somme d’argent ou en une rente viagère garantie et indexée (art. 745quater du Code civil). La loi précise de façon relativement bien détaillée qui sont les héritiers qui peuvent demander la conversion, pour quels biens et à quel moment.

Pour l’habitation familiale et son mobilier, seul l’usufruitier peut en demander la conversion.

Le parent survivant tout comme les enfants peuvent demander la conversion pour les autres biens de la succession.

BON à SAVOIR Un enfant conçu pendant le mariage par le défunt et par une personne autre que le conjoint survivant ne peut pas demander la conversion de l’usufruit.

Attention : le tribunal peut refuser la conversion de l’usufruit si elle porte un préjudice grave aux intérêts d’une entreprise ou d’une activité professionnelle. L’usufruit du logement familial et de son mobilier ne peut jamais être converti sans l’autorisation expresse de l’usufruitier.

La conversion peut être décidée de commun accord entre l’usufruitier et les nus-propriétaires, mais elle peut aussi être imposée par le tribunal.

Evaluation de l’usufruit

Comment se chiffre l’usufruit successoral ? Voilà bien une question importante lorsque le conjoint survivant et les autres héritiers décident de vendre certains biens.

Supposons que la veuve (usufruitière) et ses enfants (nus-propriétaires) décident de vendre la maison familiale parce que l’usufruitière veut vivre dans un appartement plus petit ou en maison de repos. Comment se partage le prix de vente entre l’usufruitière et ses enfants ? La question de l’évaluation de l’usufruit se pose aussi lorsqu’on décide de convertir ce dernier (voir plus haut).

En pratique, le notaire se base sur l’espérance de vie de l’usufruitier. Il détermine d’abord la valeur du bien en pleine propriété puis détermine la valeur de l’usufruit en appliquant un pourcentage en fonction de l’âge de l’usufruitier.

Un cas particulier : le conjoint survivant hérite avec des beaux-enfants L’article 745quinquies Par.3 de notre Code civil contient une disposition très particulière sur l’évaluation de l’usufruit dans ce cas : l’usufruitier qui hérite en même temps que les enfants d’un précédent mariage du défunt (les beaux-enfants donc) est censé avoir au moins vingt ans de plus que l’aîné des beaux-enfants. Ce  » vieillissement instantané  » a pour objectif de protéger les intérêts des enfants du défunt nés d’un mariage précédent d’un jeune beau-parent. Si le beau-parent survivant est relativement jeune et que son usufruit est converti, la plus grande part de la succession lui reviendra (en général). Si les beaux-enfants sont à peu près du même âge que le beau-parent, voire plus vieux que lui/elle, il y a peu de chances qu’ils voient jamais la couleur de l’héritage. D’où cette correction légale.

DE LA THEORIE A LA PRATIQUE:UN EXEMPLE

Louise, 56 ans, et Antoine, 59 ans, sont mariés sous le régime légal (communauté des biens). Ils ont deux enfants : Christophe, 27 ans, et Natacha, 25 ans. Leur patrimoine se compose comme suit :

A. Les biens communs :

  • la maison familiale qu’ils ont achetée pendant leur mariage
  • le mobilier et les équipements qui la garnissent n une voiture
  • un compte d’épargne et un compte à vue
  • des actions

B. Les biens propres d’Antoine :

  • un appartement hérité de ses parents

C. Les biens propres de Louise :

  • un terrain à bâtir offert par ses parents

En général

Antoine décède. Quel sera l’héritage de Louise ? Elle conserve bien entendu la pleine propriété de la moitié des biens qui appartiennent à la communauté conjugale. Elle n’en hérite pas puisqu’ils lui appartiennent. L’autre moitié des biens communs (celle d’Antoine) lui revient en usufruit. Louise reçoit aussi l’usufruit de l’appartement d’Antoine et les enfants, la nue-propriété. A titre d’usufruitière, Louise pourra occuper cet appartement ou, si elle le donne en location, en percevoir les loyers.

Les biens propres de Louise (le terrain à bâtir) restent hors succession. Ce terrain continue à lui appartenir en pleine propriété après le décès d’Antoine.

Lorsque Louise décédera, l’usufruit qu’elle a des biens de la succession d’Antoine s’éteindra automatiquement et s’ajoutera à la nue-propriété des enfants qui deviendront alors pleins propriétaires desdits biens.

L’habitation familiale

En vertu de cet usufruit, Louise pourra occuper la maison familiale et utiliser le mobilier sa vie durant sans devoir la moindre indemnité à ses enfants. A supposer qu’après le décès d’Antoine, Louise décide de quitter la maison familiale pour un appartement plus petit et qu’elle loue la maison, elle pourra recueillir les loyers obtenus de cette location.

La voiture

Comme usufruitière, elle peut utiliser la voiture autant qu’elle durera. Si la voiture roule encore au décès de Louise, les enfants la récupéreront en l’état. Supposons que Louise veuille se défaire de la voiture à un moment donné. Le peut-elle ? Elle ne peut vendre le véhicule qu’avec l’autorisation des enfants qui en sont nus-propriétaires pour moitié. Le prix de vente devra normalement être partagé entre elle et les enfants.

Adaptez les comptes bancaires !

Les enfants nus-propriétaires laissent généralement les choses en l’état. Ce qui finalement n’est pas la meilleure solution, surtout pour les comptes bancaires. Lorsqu’on maintient simplement le statu quo et qu’on continue à laisser les comptes au nom du conjoint survivant, ces comptes se retrouvent à nouveau dans la succession au décès du second parent et les enfants doivent, à tort, payer une seconde fois des droits de succession alors qu’ils sont déjà nus-propriétaires des avoirs bancaires.

Après un décès, il vaut donc mieux faire adapter les anciens comptes bancaires et remplacer le nom du titulaire, par exemple, par  » Indivision famille X « . Il sera clair ainsi pour le fisc que ce compte provient d’un précédent héritage sur lequel des droits de succession ont déjà été payés partiellement.

Les avoirs financiers

En ce qui concerne la moitié des biens financiers qui appartenaient à Antoine (compte d’épargne, compte à vue et actions), Louise peut en retirer les revenus tandis que le capital revient aux enfants en nue-propriété. Louise conserve l’autre moitié des actifs en pleine propriété tant en capital qu’en revenus.

Mais que deviendront les comptes bancaires et les comptes titres après le décès de Louise ? La banque attendra les instructions précises des héritiers. Ou bien ils décideront de sortir d’indivision et de se partager l’argent et les titres. Les anciens comptes seront alors clôturés. Les héritiers peuvent aussi décider de modifier le titulaire du/des compte(s) et de laisser persister l’indivision.

L’épargne

En ce qui concerne l’épargne, Louise peut en récolter les intérêts, mais les enfants sont les nus-propriétaires de la moitié du capital. Supposons que sa fille, Natacha, ait besoin d’argent. Peut-elle réclamer sa part du capital ? Elle peut effectivement la demander, mais elle doit convertir l’usufruit qu’a sa mère sur cette somme.

Exemple Il y a 20.000 euros sur le compte d’épargne lorsqu’Antoine décède. Louise reste pleine propriétaire de 10.000 euros (sa moitié dans l’ancienne communauté) et elle est usufruitière des autres 10.000 euros. Christophe et Natacha possèdent chacun 5.000 euros en nue-propriété. Natacha peut-elle demander sa part ? Oui, certainement mais elle n’aura pas vraiment 5.000 euros en mains. Il faudra en effet estimer, sur base des tables de mortalité, la valeur de l’usufruit de Louise sur cette somme et la déduire de la part de Natacha. Comme Louise a 56 ans, par exemple, son usufruit vaut 44 %. Il faudra donc retirer 5.000 x 44 % = 2.200 euros des 5.000 euros qui constituent la part de Natacha qui, au final, n’aura que 2.800 euro.

Les actions

Louise peut-elle vendre les actions qu’Antoine et elle possédaient ? Ici encore, elle ne peut décider seule puisqu’elle n’est pleine propriétaire que de la moitié des actions et que ses enfants sont les nus-propriétaires de l’autre moitié dont elle a l’usufruit. Lorsque les actions d’un portefeuille sont vendues pour investir dans de meilleurs produits de placement, les enfants doivent participer à la décision et donner leur accord. Les nouveaux titres achetés peuvent venir en remplacement des anciens et l’usufruit continuera à s’exercer sur ces nouveaux produits.

Un des enfants peut-il réclamer sa part d’actions ? Oui, bien sûr. Il faudra faire le même calcul que décrit ci-dessus pour l’épargne.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire