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Faut-il réhabiliter la cuisson ?

On entend parfois qu’il vaut mieux manger les aliments crus, car la chaleur détruit certains nutriments. C’est un peu vite oublier que la cuisson permet d’en assimiler bien d’autres... et a joué un grand rôle dans le développement de l’humanité.

Et si l’histoire humaine débutait par un simple cuissot d’antilope rôti ? La question peut sembler extravagante, mais mérite d’être posée. Il y a 1,9 millions d’années, soit bien avant l’apparition de l’Homo Sapiens, nos ancêtres hominidés voient leur boîte crânienne et leurs capacités cérébrales se développer de manière impressionnante. Une évolution sans précédent qui ne peut s’expliquer que par une soudaine et forte amélioration du régime alimentaire, le cerveau étant un très grand consommateur d’énergie.  » Même s’il n’y a pas encore de preuve archéologique indubitable, les paléontologues considèrent aujourd’hui que ce développement subit est consécutif à l’apparition de la cuisson et à l’arrivée de la viande cuite dans le régime alimentaire « , relate Pierre Leclercq, historien de l’alimentation et chef de l’archéorestaurant de Ramioul. C’est que la cuisson est en quelque sorte une prédigestion : dans le cas de la viande, elle attendrit les fibres, la rend moins coriace en bouche et facile à dégrader par le système digestif. Les protéines sont alors bien plus biodisponibles pour l’organisme et le nombre de calories absorbées augmente grandement.  » Les autres primates passent la majorité de leur temps à se nourrir, à mâcher et à digérer. A partir du moment où les aliments sont cuits, ils demandent moins d’énergie et de temps pour être digérés et leurs nutriments sont plus assimilables. « 

Bleu, saignant ou à point ?

Les livres de cuisine les plus anciens sont souvent très peu prolixes sur les temps de cuisson des aliments. On sait toutefois qu’au Moyen-Âge, la viande est généralement cuite très longuement et à coeur. Si la cuisson à la broche – principalement de gibier – est l’apanage de la noblesse, le commun privilégie la cuisson longue en pots, dans lesquels les légumes jouent un rôle d’assaisonnement de la viande et/ou des féculents plus que d’aliment à part entière. « Contrairement à ce qu’on pense souvent, la viande est consommée très fraîche à l’époque, plus fraîche qu’aujourd’hui », tient à corriger Pierre Leclercq. La viande du Moyen-Âge a donc tendance à être coriace : une cuisson à l’étouffée permet de l’attendrir, notamment en gélifiant le collagène des muscles.

Il faut attendre le XVIIe siècle pour voir apparaître, sur les tables les plus huppées, de la viande moins cuite telle que de l’agneau rosé. L’attrait pour la viande crue est encore plus récent : « La toute première trace de steak tartare que j’ai trouvée remonte à la toute fin du XIXe siècle, dans un recueil de cuisine coloniale, détaille l’historien. On le retrouve ensuite sur les tables de grands restaurants, comme chez Escoffier au début du XXe siècle, mais il ne rentre dans les moeurs que bien plus tard. » Le carpaccio de boeuf est inventé dans les années 1950, tandis que la gastronomie actuelle met à l’avant-plan les cuissons très courtes (mi-cuits, viandes ou poissons « snackés « ) en parallèle avec les cuissons basses températures, bien plus longues.

Pierrade old school

On remarque d’ailleurs que, dès l’apparition des aliments cuits (les plus anciennes traces avérées remontent à 1 million d’années, à comparer avec l’Homo Sapiens apparu il y a 250.000 ans), l’homme n’aura de cesse de développer d’autres modes de cuisson que la simple cuisson à la flamme.  » Bien avant l’invention de la poterie, on pense que les hommes de Cro-Magnon faisaient bouillir des aliments grâce à des outres de peau remplies d’eau, dans lesquelles ils jetaient des pierres incandescentes « , poursuit l’historien. Au paléolithique, il y a plus de 30.000 ans, apparaissent la cuisson sur pierre (la  » pierrade  » !), la  » cuisson  » par fumage ou même les premiers fours, constitués d’un trou dans la terre et de plusieurs couches de végétaux protégeant la nourriture de la morsure du feu. Au néolithique (-9.000 avant J.C.) et avec les débuts de la sédentarisation, l’apparition de la poterie et des fours en terre cuite favorisent grandement la cuisson lente et indirecte. Ce mode d’alimentation est de toute façon indissociable de la sédentarité : les céréales et les légumineuses, qui constituent alors la base de l’alimentation, doivent nécessairement être cuites, sous forme de bouillie ou de galettes, pour être vraiment comestibles.  » Ces aliments sont riches en fibres et en sucres complexes, confirme Serge Pieters, professeur de diététique à l’institut Paul Lambin. La cuisson permet de rendre les fibres moins irritantes pour l’intestin et d’augmenter la quantité d’amidon assimilable par l’organisme. « 

On devient ce qu’on mange

Dans les civilisations antiques, l’importance de la cuisson est renforcée par des facteurs culturels : outre que cette technique culinaire permet à la gastronomie naissante de jouer sur les textures et les saveurs, on considère que c’est en mangeant civilisé qu’on devient soi-même civilisé, au contraire des barbares qui se nourrissent de ce qu’ils trouvent dans la nature. Pour un Grec ou un Romain, l’aliment doit être issu de l’agriculture et transformé par l’homme, donc cuit.  » Même la cuisson à la flamme est considérée comme archaïque, poursuit Pierre Leclercq. Si on veut cuire un animal à la broche, on le fait dans un four en dôme. « 

A cela s’ajoute, dès le quatrième siècle, l’apparition de principes diététiques, inspirés d’Hippocrate et d’autres médecins.  » On a alors bien compris le principe de prédigestion de la cuisson et on promeut une cuisson longue « . La plupart de ces principes, temporairement oubliés en Europe au Haut Moyen-Âge, resteront considérés comme valables jusqu’au développement de la chimie et de la nutrition scientifique à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle. Il en découle des croyances qui nous semblent aujourd’hui cocasses :  » Manger une poire crue, au XVIe siècle, est considéré comme extrêmement dangereux et potentiellement mortel. Si on le fait quand même, il est conseillé de boire un verre de vin immédiatement après pour limiter les risques... «  Il faut dire que, sanitairement parlant, prendre le pli de cuire un maximum d’aliments n’est alors pas une si mauvaise idée : cela permet de diminuer grandement la charge bactérienne ou parasitaire de la nourriture.

Qui l’eût cru?

Jusqu’à une époque récente, n’y a-t-il donc pas de place pour les aliments crus dans l’histoire de l’alimentation ?  » Si, mais de manière très anecdotique, répond Pierre Leclercq. Le recueil de recettes d’Apicius (IVe siècle) ne mentionne qu’une recette de concombres potentiellement crus ; l’auteur n’est pas très clair à ce sujet. Au Moyen-Âge, dans les millieux aisés, il arrivait qu’on consomme une salade de pourpier ou de cresson crue, mais de façon exceptionnelle : sur un banquet de 150 plats, on ne retrouvait peut-être qu’une seule salade de crudités.  » Il faut attendre la Renaissance pour que des salades composées colonisent lentement les tables, en mêlant légumes crus (betteraves...) et ingrédients cuits mais froids (câpres et champignons au vinaigre, pommes de terre...).

A partir du XIXe et surtout du XXe siècle, on commence à gloser sur les potentiels bienfaits des crudités. Apparu dans les années 50, le crudivorisme promeut une alimentation  » vivante « , c’est à dire sans cuisson : selon ses partisans, cuire ses aliments entraîne une perte de nutriments ou dénature fortement ceux-ci. Au vu des connaissances scientifiques actuelles, il apparaît que la réalité est bien sûr plus nuancée : si la cuisson peut avoir certains effets néfastes, surtout lorsqu’elle est mal réalisée,  » elle constitue également la plus belle invention de l’humanité pour augmenter l’assimilation des nutriments, estime Serge Pieters. Je reste persuadé qu’en tant qu’omnivores, nous devons veiller à varier les aliments et aussi leurs modes de préparation. Certains aliments n’ont effectivement pas besoin d’être cuits : on pourra par exemple bénéficier du bêta-carotène d’une jeune carotte sans devoir la passer à la casserole. Mais, bien souvent, cuire correctement ne pose aucun problème et s’avère bénéfique ! « 

5 questions sur la cuisson

1 La cuisson détruit-elle des nutriments?

Il est vrai qu’une cuisson longue peut détruire en partie certaines vitamines, antioxydants ou composés soufrés contenus par un aliment. « C’est notamment le cas pour la vitamine C, hydrosoluble et sensible à la chaleur, reconnaît Serge Pieters. Néanmoins, la perte n’est que partielle en cas de cuisson correcte » : un légume frais cuit à l’eau conservera 50 % de sa vitamine C (et 35 % se retrouvera dans son eau de cuisson). Un légume cuit à la vapeur, pour sa part, conservera jusqu’à 70 % de sa vitamine C. On le voit : si perte il y a, elle n’est pas totale, ni problématique !

2 Quels sont les nutriments qui voient leur biodisponibilité augmentée par la cuisson?

La liste est longue, « car la cuisson permet de libérer les nutriments emprisonnéspar les fibres, un peu comme si elle dilatait les barreaux d’une prison« . En voici une non-exhaustive :

  • Les protéines végétales et animales
  • Les sucres complexes et amidons, source d’énergie (céréales, pommes de terre...)
  • Les lycopènes, antioxydants, sont proportionnellement davantage présent dans les préparations de tomates cuites (sauce, ketchup...) que dans les tomates crues.
  • Le blanc d’oeuf cru contient un inhibiteur enzymatique qui limite la disponibilité de ses protéines. Cet inhibiteur est détruit par la chaleur. Puisque le jaune d’oeuf est pour sa part plus digeste cru, la solution consiste à manger ses oeufs mollets ou à la coque.
  • Les caroténoïdes.

3 Quels sont ses autres avantages ?

  • Les fibres deviennent plus digestes et moins irritantes pour les intestins
  • Certains toxiques sont détruits (par ex. dans certains champignons, comestibles une fois cuits) ou dilués dans l’eau de cuisson (la solanine dans les pommes de terre).
  • Les aliments sont plus tendres, plus faciles à mâcher.
  • La quantité de bactéries présentes sur l’aliment diminue, d’éventuels parasites peuvent être détruits.

4 Comment bien cuire ses aliments ?

« Il faut avant tout veiller à ne pas trop cuire : pour les légumes par exemple, la meilleure cuisson est « al dente », ce qui limite les déperditions et les dégradations de nutriments. » On préférera la cuisson vapeur ; en cas de cuisson à l’eau, il est parfois intéressant de récupérer l’eau de cuisson, chargée en nutriments, pour réaliser un potage, par exemple.

En ce qui concerne la viande ou le poisson, une cuisson lente à basse température, à l’étouffée ou à la vapeur, permet de préserver les nutriments et/ou de ne pas en perdre trop, en réutilisant le jus de cuisson.

5 Quels sont les risques d’une mauvaise cuisson ?

Une cuisson trop prolongée entraîne une destruction accrue de nutriments. Une cuisson trop vive (poêle, barbecue, friteuse) peut pour sa part entraîner une réaction de Maillard : l’aliment brunit, libère alors des substances cancérigènes comme des acrylamides. Elle diminue également la disponibilité des acides aminés.

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