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De la viande séchée au poivre irradié, petite histoire des méthodes de conservation

Depuis qu’il est sédentaire (et même bien avant), l’homme a mis au point quantité de procédés pour conserver ses aliments. Certains ont changé la face de la gastronomie, d’autres ont permis d’atteindre la Lune !

Quel est le point commun entre une passata de tomates en conserve, un jambon d’Ardenne, le poivre en grain, du cabillaud en barquette ou du citron confit ? Outre qu’il s’agit – évidemment – d’aliments, tous ont subi des traitements visant à allonger leur durée de conservation. Aujourd’hui, une grande partie des aliments que nous consommons ont bénéficié de tels processus. Une nécessité, dans un monde où les producteurs de nourriture ne représentent plus qu’une infime partie de la société et où les citoyens lambda se contentent d’acheter une fois par semaine leur alimentation, dont les constituants viennent parfois de fort loin...

Pour autant, la problématique n’est pas neuve : dès l’instant où l’homme a commencé à stocker sa nourriture, il lui a fallu trouver des parades pour la préserver de la putréfaction et de l’oxydation...La plupart des méthodes de conservation s’avèrent donc très anciennes, même s’il est parfois difficile d’en retracer l’origine. « Le sujet est compliqué : plus on remonte dans le temps, plus les traces archéologiques manquent, car elles concernent des matières dégradables, confime Pierre Leclercq, historien spécialiste de l’alimentation. On peut toutefois estimer que dès le paléolithique [lorsque l’homme était encore nomade, chasseur/pêcheur et cueilleur, ndlr], des réserves étaient constituées pour assurer une source de nourriture lors des périodes de transhumances. » Les premiers hommes pratiquaient peut-être la dessiccation au soleil ou, à l’époque glaciaire, profitaient du gel pour maintenir la viande fraîche. In fine, la congélation serait donc l’une des plus anciennes méthodes de conservation ! Une hypothèse probable mais bien évidemment impossible à prouver par l’archéologie...

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Pas de fumée sans feu

Les choses sont différentes pour les techniques de conservation mettant en oeuvre le feu, les traces de foyers étant bien décelables par les archéologues. Et il semble, au vu des dernières découvertes, que l’homme ait rapidement maîtrisé le séchage/fumage des aliments. « Un archéologue anglais est persuadé d’avoir trouvé des traces de fumage âgées de 120 à 130.000 ans, chez l’homme de Néanderthal, mentionne l’historien. Sa démonstration est convaincante mais il reste difficile d’avoir des certitudes. On est par contre certain qu’il y a 10 à 20.000 ans, le fumage était pratiqué à grande échelle« . C’est notamment le cas dans les régions lacustres et maritimes, où les hommes du néolithique ont constitué des grandes pêcheries (comme en Bretagne ou en Suisse) et des haltes de pêche. « On y déposait des branches de résineux sur des braises, ce qui produit une abondante fumée. Le poisson était séché plusieurs heures par-dessus, ce qui permettait de le conserver un mois à l’air libre.« 

Le mécanisme à l’oeuvre ici est double. « Pour limiter la prolifération des bactéries, vous pouvez tenter d’en tuer le plus grand nombre, via la cuisson ou la pasteurisation par exemple, mais vous pouvez aussi « endormir » les bactéries, limiter très fortement leur activité, explique Serge Pieters, professeur de diététique à l’Institut Paul Lambin. Il y a toutes les techniques du froid, qui vont réduire le nombre de réactions biochimiques ou les ralentir. Mais vous pouvez aussi diminuer l’activité des bactéries en supprimant un élément indispensable à leur fonctionnement : l’eau. C’est ce que permet le séchage/fumage, dont la fumée a par ailleurs un effet antiseptique sur la surface de l’aliment. « 

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Sel et fermentation

L’usage du sel pour « sécher » un aliment est plus tardif, mais on remarque que le chlorure de sodium constitue rapidement un produit de première nécessité. A partir du sixième millénaire avant J-C., le sel est récolté en Europe, d’abord près de côtes et des sources salées, puis aussi sous forme de gemme dans des gisements souterrains. « A la fin du néolithique et au début de l’Âge du fer, il existe un commerce très développé de pains de sel, certains traversent jusqu’à la moitié de l’Europe« , détaille Pierre Leclercq. « Le sel peut s’utiliser sous forme sèche, mais aussi en saumure, c’est-à-dire une solution d’eau et de sel très concentrée, ajoute Serge Pieters. La saumure a l’avantage supplémentaire de protéger l’aliment de l’oxygène. »

Car s’il faut protéger la nourriture des bactéries, il peut aussi être intéressant de la protéger de l’air ambiant. « L’oxydation va modifier la texture, le goût ou l’odeur d’un aliment, en faisant par exemple rancir les graisses. Elle peut donc rendre les aliments impropres à la consommation, mais les risques sanitaires sont bien moindres que ceux provoqués par les bactéries ou les moisissures. Celles-ci peuvent provoquer des intoxications alimentaires potentiellement mortelles, ou libérer des toxines parfois très cancérigènes pour le foie. Ceci dit, toutes les bactéries ne sont pas à combattre : en développant un milieu anaérobie et favorable à certains micro-organismes, on va favoriser la conservation et développer certaines propriétés bénéfiques.  » Cette méthode, qui a l’avantage de protéger à la fois de l’oxydation et des bactéries/moisissures néfastes a un nom : la fermentation (voir, à ce propos, le Plus Magazine de février). En pot, elle apparaît à peu près en même temps que la salaison, puisqu’on en retrouve des traces chez les Proto-Celtes, au premier millénaire avant notre ère. Mais la fermentation était déjà utilisée depuis bien longtemps pour créer des produits alcoolisés ou laitiers (hydromel, vin, yaourt, lait ribot, kéfir...).

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Maîtrise des procédés

Dès l’Antiquité, les procédés disponibles pour conserver les aliments sont donc nombreux et bien maîtrisés. Preuve en est le condiment le plus apprécié des Romains, le garum, constitué de chair ou de viscères de poissons mis à fermenter dans de grandes poteries emplies de sel, fabriqué sur les côtes et exporté jusqu’aux coins les plus reculés de l’Empire. Le sel dispose par ailleurs d’un statut très particulier à Rome : un réseau de routes va être mis en place à partir de différents lieux de production, les Viae Salariae, afin de faciliter l’approvisionnement des villes. Le sel sert notamment à payer (en partie) les centurions romains. Ce « salarium » donnera naissance au mot « salaire » dans la langue française...

L’effet conservateur du sucre est, à l’époque, lui aussi déjà bien connu. La dépouille d’Alexandre le Grand aurait ainsi été plongée dans le miel pour éviter la décomposition, tandis que les Romains étaient friands de sirops de fruits, jus très concentrés et stables, relativement semblables au sirop de Liège.

L’industrie du hareng

Salage, fumage, fermentation, solutions salées, vinaigrées ou sucrées : à de rares exceptions près, ces méthodes seront les seules employées jusqu’au XIXe siècle pour conserver les aliments. Reste que ces techniques continuent à évoluer, jusqu’à atteindre un très haut degré de sophistication. Au Moyen-Âge, on fait sécher et/ou mariner à peu près tous les fruits et légumes, du navet aux graines de persil, en passant par les poires et les pêches. Les légumes, écrit l’historien Bruno Laurioux, sont assaisonnés de sénevé [moutarde], de toutes sortes d’épices et de vinaigre, ce qui donne une « composte qui ressemble beaucoup à certaines moutardes de fruits italiennes d’aujourd’hui« .

Le sel garde une importance capitale : vers 1376, les habitants de Louvain en consomment quarante-huit kilos... par an et par personne ! Il sert notamment à conserver lards et jambons qui, chez les aristocrates, sont mis à sécher/fumer à même les conduits de cheminée. « Dans ces conditions, un jambon pouvait se conserver jusqu’à trois ans « , souligne Pierre Leclercq. Mais c’est surtout avec le hareng que l’art du salage/fumage atteint des sommets : consommés partout en Europe lors des jours « maigres » ou de jeûne, très nombreux dans le calendrier chrétien, ces poissons sont pêchés par millions dans les mers du nord grâce à de véritables bateaux-usines. Paraphrasons encore une fois Bruno Laurioux pour savoir ce qu’il s’y passait à bord : « immédiatement après leur capture, les harengs sont ouverts en deux puis vidés, enfin entassés dans un tonneau, en couches compactes qui alternent avec des couches de sel : la saumure ainsi formée protège les poissons de l’air ambiant ; même s’ils changent d’odeur et de goût, les harengs caqués peuvent se garder un an« .

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Et la conserve sacra la tomate

Cette longue continuité est bousculée par une série d’innovations au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Une époque qui équivaut à un âge d’or pour plusieurs marines nationales, Royal Navy et Marine française en tête. Or, si les soldats peuvent se ravitailler sur les territoires traversés, il n’en va pas toujours de même pour les marins qui sillonnent les mers du globe. D’où l’intérêt de développer des techniques qui permettent de varier leurs réserves alimentaires... Vers 1800, le confiseur français Nicolas Appert met au point « l’appertisation », qui n’est autre que la mise en conserves. « En résumé, on fait tout bouillir, le contenant et le contenu, ce dernier étant baigné dans une saumure ou un sirop, décortique Serge Pieters. Le contenant est ensuite scellé. En refroidissant, le liquide à l’intérieur de la boîte perd du volume et crée un vide. C’est une méthode très intéressante, car elle permet de conserver les aliments jusqu’à plusieurs dizaines d’année. » Si une partie des vitamines est détruite par la chaleur et que d’autres peuvent migrer de l’aliment vers la saumure/le sirop, la plus grande partie des apports nutritionnels (glucides, protéines...) est conservée. Appert refuse de faire breveter son invention, estimant qu’il s’agit d’une avancée majeure pour toute l’humanité, mais s’avère être un excellent entrepreneur en créant la première usine de conserves.

Cette méthode révolutionnaire est adoptée partout dans le monde et va changer le visage de la gastronomie et de l’industrie alimentaire. « Les Italiens vont par exemple avoir l’idée de mettre les tomates en boîte, ce qui va en faire un des légumes les plus consommés au monde, souligne Pierre Leclercq. Les Suisses et les Anglais vont par contre surtout s’en servir pour les produits laitiers, avec le lait condensé. C’est le point de départ de grandes multinationales telles que Nestlé. »

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Frais, surgelé ou congelé ?

Mais la conserve n’est pas la seule grande innovation du XIXe siècle : on découvre aussi le bouillon en tablette, l’extrait de viande Liebig et, à partir de 1850, il devient possible de fabriquer artificiellement du froid. De quoi permettre aux pays du Commonwealth de se lancer dans le commerce intercontinental de viande, grâce à des bateaux réfrigérés. « Quand on regarde les milliers de tonnes de viande qui circulent entre l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud, l’Australie et l’Angleterre en 1910, c’est à peine croyable ! » Au départ, le boom frigorifique ne concerne que l’industrie alimentaire.

Les premiers réfrigérateurs domestiques produits en série font leur apparition juste avant la Première Guerre mondiale aux Etats-Unis, avec des marques comme Kelvinator. Le congélateur domestique, lui, fait son apparition aux USA dans les années 30. Bien qu’une partie de ces appareils aient été inventés/perfectionnés en Europe (le fameux « Frigidaire » date de 1935), ils n’y rencontrent un succès de foule qu’après-guerre. En Belgique, la première usine de surgélation, Materne, voit le jour dans les années 1946-47. Dans les années 50 et 60, les premiers supermarchés s’équipent de congélateurs, mais le phénomène reste au départ essentiellement urbain.

Vers l’infini et l’au-delà

Et depuis lors, rien de neuf ? Que du contraire ! Une grande innovation a vu le jour à l’époque contemporaine et est intimement liée... à la conquête spatiale. « L’un des grands défis de la Nasa, lors de la course à l’espace, c’était de trouver des aliments très légers avec une bonne qualité nutritionnelle« , détaille Serge Pieters, qui est par ailleurs consultant pour l’Agence spatiale européenne. La lyophilisation montre ici tout son intérêt : si le principe de cette technique est connu depuis 1906, il n’est mis en oeuvre dans l’alimentation qu’à partir des années 60, notamment pour nourrir les astronautes. C’est toujours en partie le cas aujourd’hui. Le principe ? Un aliment est soumis après cuisson à une très basse température, avant d’être injecté dans une cuve vide d’air : l’eau contenue dans la nourriture passe directement de l’état solide à l’état gazeux. L’aliment est alors débarrassé de toute son eau, et il suffit de le réhydrater pour le consommer. « C’est très intéressant si vous pouvez récupérer et recycler l’eau (urine, condensation de respiration...) dans un engin spatial : vous avez une nourriture très facile à conserver et légère, que vous pouvez reconstituer avec l’eau disponible à bord. »

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D’autres techniques récentes, plus discrètes, sont également employées par l’industrie alimentaire : le poivre en grain et les fraises sont la plupart du temps irradiés – sans pour autant devenir radioactifs – pour empêcher la germination, tandis qu’il n’y a pas d’air dans les barquettes de viande ou de poisson mais une atmosphère modifiée, principalement composée d’azote, qui empêche la prolifération des bactéries aérobies et l’oxydation. Enfin, d’autres technologies sont encore en cours de maturation, comme la stérilisation via l’électricité ou la lumière pulsée !

Sources complémentaires :

  • Laurioux, B., Manger au Moyen-Âge, Pratiques et discours alimentaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Hachette, 2002.
  • Dunoyer de Segonzac, G., Les chemins du sel, collection Découvertes Gallimard (n°111), Gallimard, 2002.

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